Peut-on être un designer engagé ? Réflexions sur l’activisme dans le design.

Examinons le rôle des designers dans la société moderne et leurs responsabilités en tant qu’agents de changement, en analysant l’impact de leurs choix sur la vie quotidienne.

24 oct. 2024

Éthique du design

9 min

Le design comme force de changement.

Le rôle du designer dans la société moderne

“Chaque choix que nous faisons en tant que designer, du projet que nous acceptons aux outils et matériaux que nous utilisons, porte en lui une part de responsabilité.” Cette réflexion, qui m’est venue un matin, me semblait d’abord simple, évidente, presque banale. Je me suis rendu compte de mon erreur. De nombreuses questions se sont enchaînées : peut-on réellement être engagé en tant que designer ? Qu’est-ce que cela implique concrètement ? Est-ce une obligation morale face aux enjeux actuels ? Et comment un designer peut-il véritablement s’y prendre pour faire une différence ?

Ces interrogations m’ont amené à penser à la place du designer dans la société moderne et à l’impact que nous pouvons ou que nous devrions avoir. Sommes-nous, consciemment ou non, des acteurs de changement ? C’est à partir de ces réflexions personnelles, enrichies par celles de figures influentes et de recherches menées à ce sujet, que je souhaite aujourd’hui partager avec vous une exploration non pas plus profonde sur ce sujet, n’ayant pas cette prétention, mais plus accessible, pour le lecteur intéressé par cette question.

Peut-on être un designer engagé ?

Alors peut-on être un designer engagé ? Lorsque j’ai posé cette question à mon entourage, la réponse naturelle que l’on m’a donnée, c’est oui, tout simplement. Après tout, comme n’importe quel citoyen, un designer a la possibilité, s’il le désire, de se mobiliser pour des causes, de défendre des valeurs et d’impacter la société à travers son travail. C’est vrai, rien ne semble empêcher un designer de s’engager. Mais ce qui rend cette question si complexe, c’est que cela va au-delà d’une simple capacité à agir, elle interroge aussi sur les conditions qui permettent ou limitent cet engagement.

Cela inclut la capacité du designer à s’engager réellement en fonction de sa condition, de ses compétences et des outils à sa disposition, mais aussi sa liberté d’action face à des contraintes comme les attentes commerciales ou les pressions du marché. Il ne s’agit donc pas simplement de vouloir s’engager, mais de savoir si et comment cet engagement peut se réaliser concrètement. Discerner ce qui est possible de ce qui est réalisable.

“Pouvoir” être un designer engagé, c’est donc non seulement avoir la capacité d’être un acteur de changement, mais c’est aussi se demander jusqu’à quel point cela est souhaitable ou nécessaire.

Alors la question se transforme : Un designer peut-il vraiment se permettre de rester neutre face aux enjeux environnementaux et sociaux actuels, ou cette capacité à influencer le monde implique-t-elle une forme de responsabilité implicite ?

Nettement plus complexe, n’est-ce pas ?

Le dilemme du pouvoir d’influence : jusqu’où peut-on aller ?

À la question de savoir si le design peut avoir un impact significatif sur la société, ma réponse est un grand oui, mais elle se doit d’être nuancée. Le design va bien au-delà de l’esthétique ; il façonne notre environnement quotidien et influence nos comportements, nos interactions et nos perceptions. Des projets d’architecture inclusive, par exemple, ont démontré leur capacité à transformer des espaces publics en véritables lieux de rencontre, favorisant ainsi le dialogue et l’échange entre différentes communautés. Parallèlement, le design durable émerge comme une alternative essentielle aux modèles de consommation qui polluent notre planète. Des entreprises telles que Patagonia et IKEA intègrent des pratiques responsables dans leur processus de création, proposant des produits conçus pour durer, réparables et recyclables. On peut s’interroger sur la portée réelle de ces actions, mais malgré tout, elles illustrent la manière dont le design peut non seulement encourager des choix plus éthiques, mais aussi sensibiliser efficacement le public aux enjeux cruciaux qui nous concernent tous.


Cependant, même si le design possède un potentiel de transformation incroyable, qui est par ailleurs souvent sous-estimé (on en parle plus loin), il se heurte à certaines limites qui méritent d’être énoncées. Parfois, les solutions conçues avec de bonnes intentions peuvent être entravées par des facteurs systémiques, tels que le manque de ressources financières ou de soutien institutionnel. De plus, certains projets peuvent rencontrer des résistances culturelles et politiques, rendant leur acceptation ou leur mise en œuvre plus difficile. Prenons l’exemple des campagnes de design militant qui, bien qu’impactantes sur le plan visuel, stratégique et logistique, risquent de ne pas se traduire par des actions concrètes sans un engagement collectif et une volonté politique forte.

Ainsi, bien que le design ait indéniablement le pouvoir d’influencer nos sociétés et de catalyser des changements positifs, il est essentiel de reconnaître que sa capacité à le faire de manière durable est souvent limitée par des dynamiques sociales, économiques et politiques complexes. En somme, le design peut offrir des outils puissants pour le changement, mais sa véritable efficacité dépendra de la manière dont il s’inscrit dans un contexte plus large et global.

L’activisme dans le design : choix personnel ou devoir moral ?

Lorsque je me suis confronté à ce sujet et à ce qui l’englobe, je me suis rendu compte que pratiquement l’intégralité des termes qui lui sont reliés sont complexes à cerner et à définir, commençons par la définition d’activisme, qui me semble la plus pertinente.

“Le designer militant est avant tout un penseur, qui observe, analyse et réagit par la conception. Sa réaction est une confrontation avec la société, société qui peut être un produit, un service ou une action politique, sociale ou culturelle, par une influence spécifique.” Maziar Rezai & Mitra Khazaei.


L’activisme renvoie lui-même à un autre terme, particulièrement important pour notre sujet, la responsabilité.

“Pour résumer, assumer notre qualité d’être responsable, c’est reconnaître que chaque situation problématique, qui requiert un choix d’ordre moral, nous met face à une diversité d’issues possibles. Être responsable ou agir avec responsabilité c’est accepter autant le processus de délibération en amont de nos choix, que les conséquences liées à l’issue sélectionnée.” André Compte-Sponville.


Je ne pourrais dire mieux.

Certains affirment qu’en raison des enjeux sociétaux et environnementaux pressants, chaque professionnel, y compris les designers, devrait s’engager activement dans des actions militantes pour défendre des causes justes et influencer positivement le monde qui les entoure. De l’autre, il y a ceux qui soutiennent que l’activisme n’est pas une obligation, mais plutôt un choix personnel qui peut être influencé par divers facteurs, tels que la situation professionnelle, les valeurs individuelles et les contraintes personnelles. Selon cette perspective, le fait de ne pas être activiste ne devrait pas être perçu comme une faiblesse, mais plutôt comme une reconnaissance des multiples manières d’apporter une contribution, même minime, que ce soit par le design lui-même ou par d’autres formes d’engagement.

Je ne partage aucun de ces deux points de vue. Selon moi, l’activisme implique une action publique, appuyée et résolue, qui peut prendre des formes très concrètes et militantes, comme des campagnes de sensibilisation, des manifestations ou des initiatives communautaires. De ce point de vue, je ne considère absolument pas qu’il y a une obligation à être activiste pour un designer, néanmoins, je considère que l’on ne peut pas fermer les yeux sur les enjeux qui sont les nôtres, et sur la responsabilité qui pèse sur nos épaules. Que chaque designer devrait pouvoir être renseigné, ou se renseigner lui-même, pour prendre conscience de ces problématiques. Et à terme, prendre des décisions et accepter autant le processus de réflexion en amont de ces choix, que les conséquences liées à l’issue qu’ils ont choisi. En somme, aspirer à devenir un designer responsable, et pas nécessairement à devenir un activiste. Parce qu’à mes yeux, l’activisme suggère la responsabilité, mais la responsabilité ne suggère pas obligatoirement l’activisme.

Cela signifie que nous devons agir avec intégrité et éthique dans nos choix professionnels, même si nous ne sommes pas engagés dans un activisme formel. En somme, il est essentiel de naviguer dans la complexité de ces questions avec sensibilité et responsabilité, en reconnaissant que l’impact d’un designer, peu importe son domaine, peut se manifester de multiples façons, qu’elles soient activistes ou non.

Dilemmes éthiques et réalités économiques : le désengagement des designers.

Assumer des positions politiques en tant que designer est loin d’être facile, car ces postures peuvent potentiellement nuire à une carrière, surtout dans un contexte professionnel où le facteur économique prime. Comme le souligne Chloë Augat dans son mémoire “Design activism as activism : un débat dans le champ du design contemporain”, les designers tendent à occulter, volontairement ou non, la dimension politique de leur métier. Les raisons de ce désengagement sont nombreuses : le risque de discrédit, l’importance du statut social, mais aussi le désintérêt pour la politique ou, plus simplement, la méconnaissance des responsabilités éthiques qui accompagnent le rôle du designer. En effet, beaucoup se considèrent comme de simples intermédiaires, impuissants face aux grands systèmes économiques et sociaux qu’ils servent. Cette attitude conduit à un désengagement général, dans lequel certains se complaisent par facilité, tandis que d’autres en viennent à ressentir un profond sentiment de culpabilité, voire d’impuissance.

Les dilemmes professionnels illustrent bien cette réalité. Travailler pour des entreprises profitant du système capitaliste qui, bien souvent, pollue ou participe à des injustices sociales, place les designers face à un choix difficile. D’un côté, il y a la nécessité de gagner sa vie, de stabiliser une carrière naissante, ou de maintenir une visibilité dans le secteur. De l’autre, accepter de tels projets interroge l’éthique professionnelle : en collaborant avec ces entreprises, le designer devient-il complice de ces pratiques néfastes ? Ces dilemmes montrent l’écart entre la volonté de changer les choses et la difficulté d’appliquer ces idéaux sans compromettre son activité. La conclusion qui semble s’imposer ici est que, bien que le design ait le potentiel d’influencer positivement la société, le chemin est semé d’obstacles, parfois compliqué à surmonter. Les designers doivent naviguer entre engagement éthique et réalités économiques, avec une conscience aiguë des choix qu’ils font et de leur impact réel.

Design et responsabilité : que faire ?

Les designers portent sur leurs épaules une série de responsabilités qui dépassent la simple création esthétique ou fonctionnelle. En tant que créateurs de produits, d’espaces et de systèmes, ils influencent la société de manière directe, ce qui leur confère une responsabilité sociale majeure. Chaque décision de conception peut affecter le comportement des utilisateurs, leurs habitudes de consommation, et leur qualité de vie. Par exemple, un designer qui crée un produit doit réfléchir à son accessibilité pour différents publics (personnes en situation de handicap, enfants, personnes âgées) afin de garantir l’inclusion et l’égalité. De même, dans le domaine de l’urbanisme ou de l’architecture, le design d’un espace peut soit renforcer la cohésion sociale, soit accentuer les inégalités en termes d’accès aux services ou aux ressources. Les designers doivent donc avoir une vision éthique, anticiper les conséquences sociales de leurs créations, et agir en conscience.

Sur le plan environnemental, les responsabilités des designers sont tout aussi cruciales. Ils jouent un rôle clé dans la sélection des matériaux, des processus de production, et dans l’orientation des choix de consommation. Un design durable, centré sur des pratiques écoresponsables (comme l’utilisation de matériaux recyclables, la durabilité des produits ou la réduction des déchets) peut aider à minimiser l’empreinte écologique d’un projet. À l’inverse, un design négligent peut contribuer à l’aggravation des crises environnementales, notamment par la création d’objets jetables ou de produits dont l’obsolescence est programmée. Enfin, le rôle du designer est aussi de sensibiliser les consommateurs et les entreprises aux enjeux écologiques, en proposant des alternatives plus durables et en influençant les mentalités vers des comportements plus responsables.

“En tant que créateur de modèles, de prototypes et de propositions, le designer occupe une place dialectique entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait être.” Victor Margolin


Les frontières de la responsabilité de chacun semblent quasiment impossibles à distinguer ou à isoler, car nous sommes tous confrontés à des problèmes variés qui confrontent simultanément nos désirs, les exigences de la vie, l’approbation de la société et l’injustice.

Mon conseil est de vous encourager à poursuivre votre propre chemin, qui devra nécessairement être balisé par des repères de responsabilité s’alimentant au fil de votre vie et de votre carrière. Essayez, autant que possible de comprendre votre impact, de ne pas le minimiser et d’agir en conséquence, à votre échelle.

Le monde que vous réinventez est aussi le vôtre.


Références

“Le designer graphique et les sens de la responsabilité : étude descriptive de la modélisation morale du praticien” Karen Brunel-Lafargue.

https://theses.hal.science/tel-02125943v1/file/BRUNEL-LAFARGUE.pdf

“Design activism as activism : Un débat dans le champ du design contemporain”. Chloë Augat.

https://archipel.uqam.ca/12674/1/M16124.pdf